Guinée: Violences et répression postélectorales [Human Rights Watch]


Droits de l’Homme


Les autorités devraient ouvrir des enquêtes sur l’usage excessif de la force et traduire les responsables en justice.

(New York) – La période postélectorale en Guinée a été entachée de violences et d’actions répressives qui ont fait au moins 12 morts, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. À la suite du scrutin présidentiel du 18 octobre 2020, les forces de sécurité ont recouru à une force excessive pour disperser les manifestations dirigées par l’opposition dans la capitale, Conakry.

Le principal candidat de l’opposition, Cellou Dalein Diallo, a été assigné à résidence de facto, en l’absence d’inculpation, du 20 au 28 octobre. L’un des principaux organes d’information en ligne de Guinée a été suspendu du 18 octobre au 2 novembre, et les réseaux Internet et téléphonique ont été gravement perturbés voire suspendus entre le 23 et le 27 octobre. Ces mesures ont entravé la capacité des habitants à communiquer, à obtenir des informations ou à rendre compte des événements en cours.

« Les actions brutales menées contre des manifestants et d’autres personnes à Conakry se sont inscrites dans un contexte de répression généralisée qui a fragilisé la crédibilité des élections », a déclaré Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Les autorités devraient maitriser les forces de sécurité, enquêter sur les individus impliqués dans des exactions et les sanctionner, et tous les dirigeants politiques devraient demander d’urgence à leurs partisans de s’abstenir de toute violence. »

Lire la suite sur le site de Human Rights Watch





La si préoccupante crise politique guinéenne


RÉACTIONS. En interne ou à l’international, personnalités, partis, ONG et presse y vont de leur commentaire. Tous s’accordent à dire que l’heure est grave.

La répression a eu raison de la contestation guinéenne. Après trois jours de manifestations ayant fait au moins trois morts, le Front national
pour la défense de la Constitution (FNDC), le collectif de partis, de
syndicats et de membres de la société civile qui mène la protestation
depuis trois mois contre un éventuel troisième mandat d’Alpha Condé,
« suspend à partir de ce jour 15 janvier 2020 les manifestations »,
selon un communiqué publié mercredi soir. À travers cette suspension, le
parti vise à « procéder dans le calme à l’enterrement de nos victimes
et permettre aux Guinéens de se réapprovisionner » en produits de
consommation. Lundi, il avait pourtant appelé à une mobilisation
« massive » et « illimitée » à travers le pays. Les victimes de cette
semaine s’ajoutent donc à la vingtaine de civils tués depuis le début de la mobilisation, mi-octobre.

La diplomatie internationale inquiète

Une situation qui fait réagir à l’international. Devant la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale,
le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a notamment
appelé à « l’apaisement » cette semaine, tout en affirmant être
« particulièrement soucieux de la situation en Guinée ». « C’est la
situation la plus sensible aujourd’hui [dans la région] et l’engagement
du président Alpha Condé à demander une réforme de la Constitution ne
nous paraît pas être obligatoirement partagé ni par sa population ni par
ses voisins », a-t-il souligné. L’opposition en Guinée
est en effet convaincue qu’Alpha Condé, élu en 2010 et réélu en 2015,
entend se représenter fin 2020 alors que la Constitution limite à deux
le nombre de mandats présidentiels. Elle a été confortée dans ses
craintes en décembre quand le chef d’État guinéen, 81 ans, a indiqué
qu’il comptait soumettre aux Guinéens un projet de nouvelle Constitution, même s’il ne s’est pas exprimé sur ses intentions personnelles.

L’homologue de Jean-Yves Le Drian, Mamadi Touré, n’a guère apprécié la réaction française. Vendredi, il a rétorqué que « la République de Guinée, respectueuse de la souveraineté de tous les États, reconnaît le droit de tous les peuples du monde de faire le choix de leur avenir et de décider de leur destin. Tout comme ouverte aux débats et à la contradiction propre à la démocratie, la Guinée reconnaît à chacun de ses citoyens et à d’autres le droit et la liberté de donner leurs points de vue sur n’importe quel sujet qui ne peut faire l’unanimité dans aucun pays et dans aucune société démocratique ». « Dans le respect des lois qui la régissent, la République de Guinée rassure tous ses partenaires que ses choix tiendront compte, dans la transparence et l’équité, dans la volonté du peuple seul souverain, de ses engagements internationaux », a-t-il rappelé à la télévision nationale.

Du côté des États-Unis, le ton est le même. Tout en rappelant sa relation amicale avec le président Alpha Condé, Tibor Nagy, le secrétaire d’État adjoint aux Affaires africaines, affirme : « c’est une chose de modifier sa Constitution en donnant la parole au peuple et en suivant un processus clair. Mais là où nous avons un problème, c’est quand les dirigeants changent une Constitution uniquement pour se maintenir en place », déplore-t-il sur les ondes de RFI. « Nous surveillons cela de très près. Il y a eu des événements très inquiétants, avec des violences, des manifestations violentes et une répression violente. Notre ambassadeur est très impliqué et, à Washington, on regarde également cela de très près. » Sur le changement de Constitution proposé aux Guinéens, Tibor Nagy tâtonne. « Dans ma position, il est très inconfortable de dire : ceci peut avoir lieu ou pas, ceci est bien ou mal. Car au bout du bout, ce n’est pas aux autres pays ou à quiconque d’autre de décider, c’est au peuple. Le pouvoir doit rester au peuple. »

Une crise « préoccupante » pour l’Afrique

En Afrique, peu de réactions du côté des institutions et des personnalités. L’ancien président béninois Nicéphore Soglo n’a cependant pas mâché ses mots à l’égard d’Alpha Condé. « La période des monarchies qui ne disent pas leur nom est révolue. La balle est dans son camp », a-t-il assuré après une semaine en Guinée, dans le cadre d’une mission organisée par le National Democratic Institute (NDI) en collaboration avec la Fondation Kofi Annan à l’approche des élections législatives. « Faire une nouvelle Constitution, effacer ce qu’il s’est passé avant et recommencer… ces tours de passe-passe, personne ne l’accepte plus désormais », a affirmé l’ex-chef d’État à la BBC. « C’est l’un des éléments qui fait marcher les gens dans la rue, avec la répression qu’on a […] Comme l’a dit Goodluck Jonathan [qui a accompagné Nicéphore Soglo en Guinée, NDLR], il ne faut pas attendre qu’il y ait des génocides pour intervenir. » 

Des inquiétudes partagées également par les chefs religieux chrétiens de Guinée. Dans un communiqué publié par le site d’informations guinéen Le Djely, ils constatent « avec une vive préoccupation les crises sociopolitiques récurrentes qui troublent et endeuillent fort malheureusement l’ensemble du peuple de Guinée ». Et déplorent « la situation sociopolitique que traverse [le] pays aujourd’hui, situation émaillée de tueries, de pillages, d’agressions violentes, de ruptures, de dialogues, d’injustice, d’impunité, d’incivisme, du non-respect des textes ».

Le calme avant « la tempête » ?

Pour la presse de la région, aussi, la situation en Guinée est préoccupante. Pour le quotidien burkinabé Le Pays,
Alpha Condé ne renoncera pas à sa feuille de route. « Tout porte à
croire que malgré la clameur, le président Condé – qui est toujours
resté droit dans ses bottes face à la mobilisation de son peuple tout en
faisant la sourde oreille aux appels à la – est décidé à aller jusqu’au
bout de sa forfaiture qui fait de moins en moins l’objet de doute »,
est-il écrit dans un article publié le 16 janvier. « Quoi qu’il en soit,
avec la montée en flèche de la tension, la situation en Guinée est
devenue fort préoccupante », poursuit le journal.

Dans son dernier rapport mondial sur les droits de l’homme, Human Rights Watch (HRW) n’est, elle non plus, pas tendre avec la Guinée. Pour l’ONG, il y a eu, en 2019, une répression croissante des libertés de réunion et d’expression. « La répression brutale des manifestations par le gouvernement guinéen et l’impunité quasi totale pour les abus commis par les forces de sécurité est la recette d’une détérioration préoccupante de la situation en matière de droits humains », avait d’ailleurs déjà affirmé en octobre Corinne Dufka, du bureau Afrique de l’Ouest de HRW. « Au lieu d’arrêter des dirigeants de la société civile, le gouvernement devrait enquêter sur les inquiétantes allégations de violences, y compris par les forces de sécurité, et sanctionner les responsables. »

Une opinion répétée dans le rapport publié ces derniers jours. Et que les autorités guinéennes, à l’image du ministre guinéen de la Sécurité et de la Protection civile, Damantang Albert Camara, n’ont guère apprécié. « Nous sommes conscients qu’il y a un enjeu très important à déterminer les violences qui se déroulent pendant les manifestations, à rechercher les auteurs des crimes qui font aussi mal au gouvernement. […] Cette volonté, nous la partageons, à condition que cela se passe dans la sérénité et qu’il n’y ait pas, des fois, des prises de position qui ne se justifient pas », a-t-il réagi. Pour Le Pays, la crise en Guinée n’en est en tout cas qu’à ses débuts. « On se demande si la trêve annoncée n’est pas une veillée d’armes qui annonce une grande tempête », s’inquiète le journal. Les prochaines manifestations, annoncées par le FNDC les 21 et 22 janvier prochains, donneront le ton.


Cet article est republié à partir de lepoint.fr. Lire l’original ici





Guinée : Répression du droit de manifester (communiqué HRW)

Les droits de l’opposition sont menacés alors que le président réfléchit à un troisième mandat controversé.

Depuis plus d’un an, le gouvernement de la Guinée interdit de fait les manifestations de rue en invoquant les risques pour la sûreté publique, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les autorités locales ont interdit au moins 20 manifestations. Les forces de sécurité ont utilisé des gaz lacrymogènes contre les personnes qui défiaient l’interdiction, et ont arrêté des dizaines de manifestants.

La Guinée traverse actuellement une période d’incertitude politique, dans l’attente d’une déclaration du président Alpha Condé au sujet de son intention ou non de réviser la constitution afin de pouvoir briguer un troisième mandat lors de l’élection présidentielle de 2020. Une coalition de partis d’opposition et d’organisations de la société civile a annoncé qu’elle emploierait   « tous les moyens conformes à la loi » pour s’opposer à tout amendement de la constitution.

« Dans un contexte de débat politique acharné en Guinée, il est plus important que jamais de protéger le droit de manifester pacifiquement », a déclaré Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Interdire les manifestations prive les partis politiques et les autres groupes dun moyen légitime dexprimer leur opposition ou leur soutien aux plans et politiques du gouvernement. »

En juin et août 2019, Human Rights Watch a mené des entretiens avec plus de 40 personnes sur la façon dont les autorités réagissent aux manifestations, notamment avec des représentants du parti au pouvoir et de l’opposition, des membres du Front national de la défense de la Constitution (FNDC) – la coalition de partis d’opposition et de groupes non gouvernementaux opposés à tout révision constitutionnelle – ainsi que des avocats, des journalistes, des organisations de défense des droits humains et des diplomates. Human Rights Watch a mené des entretiens en personne à Conakry, ainsi que par téléphone, ou via des canaux de communication sécurisés, avec les personnes se trouvant à l’intérieur du pays.

Le parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple Guinéen (RPG), a publiquement appelé à une nouvelle constitution qui, d’après les partisans d’Alpha Condé, l’autoriserait à briguer un troisième mandat présidentiel. Condé lui-même n’a pas dit s’il a l’intention de se représenter, mais le 4 septembre, il a demandé à ses ministres d’entreprendre des « consultations » à propos d’une nouvelle constitution. La coalition d’opposition a promis de descendre dans la rue si Condé poussait en faveur d’un nouveau texte. « Cest le calme avant la tempête », a résumé à Human Rights Watch un diplomate basé à Conakry.

La loi guinéenne protège le droit de manifester, mais exige que les manifestants avisent les autorités locales avant la marche ou le rassemblement public qu’ils prévoient. Les autorités locales ne peuvent interdire une manifestation prévue que s’il existe « un danger avéré pour lordre public ».

Pourtant, depuis juillet 2018, les partis d’opposition ainsi que le FNDC accusent le gouvernement de demander aux autorités locales d’interdire toutes les manifestations. D’après eux, aucune de leurs manifestations n’a été autorisée durant cette période. Ils ont montré à Human Rights Watch des exemples d’une vingtaine de lettres qu’ils disent avoir reçues des autorités locales interdisant les manifestations.

Des membres du parti au pouvoir ont également cité en exemple certaines de leurs propres manifestations qui ont été interdites par les autorités locales ; toutefois, des dirigeants du FNDC notent que les ministres du gouvernent peuvent organiser sans ingérence des événements pour promouvoir une nouvelle constitution.

Human Rights Watch a aussi documenté au moins quatre occasions en 2019 où les forces de sécurité avaient arrêté des manifestants opposés à une nouvelle constitution, et dispersé de force des manifestations qui s’étaient tenues malgré l’interdiction. « Nous voulions nous réunir, pas faire quoi que ce soit de violent », a expliqué un membre du FNDC qui a été arrêté le 13 juin à N’Zérékoré. « Jai été menotté, poussé dans un pick-up, amené au poste de police, déshabillé et enfermé dans une cellule. »

Le Ministère de l’Administration du territoire et de la Décentralisation, qui selon les organisations guinéennes de défense des droits humains a imposé l’interdiction de manifestation en juillet 2018, n’a pas répondu à une lettre du 13 septembre de Human Rights Watch.

D’autres responsables du gouvernement, cependant, ont affirmé qu’une interdiction des manifestations était nécessaire pour protéger la sûreté publique. De nombreuses manifestations tenues lors des dernières années en Guinée ont débouché sur des violences, les manifestants jetant des pierres et d’autres projectiles, et les forces de sécurité se servant de gaz lacrymogène, de canons à eau et parfois d’armes à feu.

« Les manifestations sont interdites pour le moment dans tout le pays. », a affirmé Souleymane Keita, conseiller du président Condé et chargé de communication du RPG. « Chaque fois qu’il y a une manifestation, il y a des morts. Le rôle le plus important de lÉtat est la préservation de vies. » Depuis que Condé est arrivé au pouvoir en 2010, des dizaines de manifestants ont été abattus par les forces de sécurité, et plusieurs agents de police et de gendarmerie ont été tués par des manifestants violents.

Mais l’interdiction généralisée de toute manifestation ne constitue pas une réponse adaptée au risque de violence lors des manifestations, a déclaré Human Rights Watch. De plus, il y a peu de chances que cela dissuade les manifestants de descendre dans la rue si Condé évoque un troisième mandat.

Le gouvernement guinéen devrait plutôt collaborer avec les partis politiques et les autres groupes afin de mettre en place des critères publics guidant les autorités locales pour déterminer si les manifestations devraient avoir lieu. Ces critères devraient notamment inclure une procédure d’évaluation des risques de sécurité que présente une manifestation planifiée.

Par ailleurs, toutes les décisions d’interdiction des manifestations devraient pouvoir faire l’objet d’un examen judiciaire indépendant. Les actions visant à prévenir et arrêter les violences lors des manifestations devraient être proportionnées, respectant le droit fondamental qu’est la liberté de réunion.

« Le droit de manifester pacifiquement est un pilier de la gouvernance démocratique et un outil essentiel pour donner forme aux politiques et débats publics », a déclaré Corinne Dufka. « Le gouvernement guinéen devrait agir rapidement pour trouver une façon de respecter le droit de manifestation tout en protégeant la sûreté publique. »

Violence des manifestations et de la réaction policière

Les protestations dans la rue servent depuis longtemps, en Guinée, à exprimer l’opposition aux politiques gouvernementales. En 2006 et 2007, les syndicats et d’autres groupes avaient organisé des grèves d’ampleur nationale pour protester contre la mauvaise gouvernance et la détérioration de l’économie sous la présidence de Lansana Conté. Les forces de sécurité, en de multiples occasions, avaient fait feu sur des manifestants non armés, tuant de nombreuses personnes. En 2009, les partis d’opposition et d’autres groupes avaient organisé une manifestation pacifique contre la tentative du président de l’époque et chef de la junte, Dadis Camara, de se présenter à l’élection présidentielle. Les forces de sécurité avaient de nouveau ouvert le feu sur des manifestants, tuant plus de 150 personnes.

Après être arrivé au pouvoir suite aux élections de 2010, le gouvernement du président Condé a nettement amélioré le respect de la liberté de réunion et la professionnalisation des forces de sécurité, notamment en veillant à ce que la gendarmerie et la police, et non pas l’armée, soient chargées des opérations de sécurité. Une loi de 2015 sur le maintien de l’ordre public a également amélioré le contrôle citoyen de la façon dont les forces de sécurité réagissent aux manifestations.

Avant l’interdiction de manifestations imposée en 2018, les autorités locales autorisaient typiquement certaines manifestations de l’opposition, tout en les interdisant lors des périodes de forte tension politique ou en cas de désaccord sur l’itinéraire proposé.

Cependant, nombre des manifestations qui se sont tenues depuis l’arrivée de Condé au pouvoir ont abouti à des violences entre les membres des forces de sécurité et les manifestants, ou entre des partisans du gouvernement et des opposants. Des dizaines de manifestants et deux agents des forces de l’ordre ont été tués en 2012-2013, avant les élections législatives. Au moins douze personnes ont été tuées, et un grand nombre blessé, avant et après l’élection présidentielle de 2015. Human Rights Watch a étudié de façon détaillée l’usage excessif de la force, les arrestations arbitraires et la criminalité lors de la réaction de la police et de la gendarmerie aux manifestations.

Mais malgré le risque de violence pendant les manifestations, leur interdiction absolue viole le droit relatif aux droits humains. Les interdictions générales ne permettent pas d’évaluer si, en fonction des circonstances, une manifestation spécifique pourrait avoir lieu. Une manifestation particulière ne devrait être interdite que s’il s’avère qu’aucune autre mesure moins sévère ne permettrait d’atteindre le but légitime visé, tel que le maintien de la sûreté publique.

Interdiction des manifestations

L’interdiction actuelle des manifestations en Guinée a démarré en juillet 2018, alors que le gouvernement faisait face à une série de protestations de la part de partis politiques, de syndicats et d’autres groupes de la société civile, portant sur des élections locales qualifiées de frauduleuses, l’augmentation du prix du carburant ou encore l’incapacité du gouvernement à résoudre un mouvement de grève enseignant. Beaucoup de ces protestations avaient débouché sur des incidents violents entre les manifestants et les forces de sécurité.

Deux organisations guinéennes de défense des droits humains, qui ont déposé plainte devant la Cour suprême le 18 juillet pour contester l’interdiction de manifestations, affirment que le 23 juillet 2018, le général Bourema Condé, ministre de l’Administration du territoire et de la Décentralisation, a adressé une note aux autorités locales pour leur demander d’interdire les protestations de rue jusqu’à nouvel ordre. Les autorités locales se référaient à cette circulaire dans trois des lettres envoyées aux partis de l’opposition ou à la coalition du FNDC pour interdire leurs manifestations, dont une lettre envoyée le 12 juin. Le général Condé n’a pas répondu à une lettre de Human Rights Watch lui demandant de confirmer s’il a délivré cette interdiction de manifestation et si elle reste toujours en vigueur.

Dans des cas où les opposants au gouvernement défiaient les interdictions des manifestations pour s’opposer à une nouvelle constitution, ou n’avaient pas avisé les autorités de la manifestation qu’ils planifiaient, les forces de sécurité guinéennes ont réagi, à quatre occasions au moins en 2019, en tirant des grenades lacrymogènes pour disperser les manifestants ou en arrêtant certains participants.

Le 31 mars à Coyah, les forces de sécurité ont arrêté plusieurs activistes qui brandissaient des pancartes proclamant : « Non au troisième mandat ».   Après plusieurs jours, ils ont été libérés sans inculpation.

Le 5 avril, plus d’une dizaine de membres du Bloc libéral, y compris le leader de ce parti politique, Faya Millimono, ont été arrêtés à Conakry pour avoir organisé un sit-in protestant contre l’extension du mandat de l’Assemblée nationale au-delà de la limite de cinq ans fixés par la constitution. Les manifestants, une vingtaine de personnes selon un participant, tenaient une bannière proclamant « Si vous glissez, il va glisser et la Guinée va tomber » – une allusion à un éventuel troisième mandat du président Condé.

« Nous navions pas avisé les autorités locales car nous ne pensions pas que cétait obligatoire, pour un simple sit-in », a déclaré une activiste qui faisait partie des deux personnes arrêtées. « Les policiers ont tiré des grenades lacrymogènes vers nous. Certains se sont enfuis, mais dautres, comme moi, étaient en train de suffoquer, alors nous nous sommes juste assis. Nous avons été arrêtés, mais libérés dans la soirée. » Cette activiste a témoigné qu’avant de la libérer, un juge guinéen l’avait avertie que si elle prenait part à de nouvelles manifestations, elle serait placée en détention. « Depuis, je nose plus participer à des activités politiques », a-t-elle confié.

Les Lignes directrices de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la liberté d’association et de réunion en Afrique, émises par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, exigent que les manifestants ne soient pas dispersés et ne fassent pas l’objet de sanctions pénales simplement parce qu’ils n’ont pas avisé les autorités. Les manifestations ne devraient être dispersées que si cela est strictement nécessaire pour protéger la sûreté publique.

Le 4 mai, les forces de sécurité ont arrêté sept partisans du FNDC lors d’une visite du président Condé à Kindia. Le 2 mai, le maire de la ville avait interdit une manifestation prévue par ce groupe pour le 4 mai parce que les organisateurs se proposaient de l’organiser dans le stade où Condé allait s’exprimer. Pour un tel cas, les lignes directrices relatives aux droits humains suggèrent que les autorités locales et le FNDC auraient dû immédiatement œuvrer à identifier un autre lieu acceptable pour la manifestation. Au lieu de cela, le 4 mai, les manifestants ont tenté de marcher en direction du stade. Les gendarmes ayant bloqué leur itinéraire, la marche s’est poursuivie vers le centre-ville de Kindia, où les forces de sécurité ont arrêté quelques manifestants.

Plusieurs autres partisans du FNDC à Kindia, qui eux ne participaient pas à la manifestation, ont été arrêtés alors qu’ils tentaient d’entrer dans le stade où Condé faisait son discours. Ils affirment qu’ils ont été arrêtés de façon arbitraire parce qu’ils portaient des T-shirts aux couleurs de l’opposition. « Je portais un T-shirt pro-FNDC », a ainsi témoigné Boubacar Barry, une des personnes arrêtées. « Et jai vu quelqu’un dautre qu’on empêchait dentrer et qu’on a détenu parce qu’il avait un T-shirt avec Cellou Dalein [un leader de lopposition]. » Un autre homme a confié qu’on l’avait arrêté parce qu’il portait un T-shirt à l’effigie de Sidya Touré, un autre leader de l’opposition.

Tous ceux qui ont été arrêtés à Kindia le 4 mai ont été jugés, reconnus coupables d’atteinte à l’ordre public le 7 mai, et condamnés à trois mois de prison et une amende de 500 000 FG (54 USD). Ce verdict a été annulé en appel le 13 mai et les manifestants ont été libérés. Le président du tribunal, a-t-on rapporté, a également ordonné la restitution des T-shirts confisqués lors des arrestations.

Le 11 juin, le maire de N’Zérékoré a interdit une manifestation de la coalition prévue le 13 juin, citant la nécessité de préserver l’ordre public et « la décision de [sa] tutelle [le ministère de lAdministration du territoire et de la Décentralisation] interdisant toute marche ». Les leaders du FNDC ont déclaré à Human Rights Watch que, puisqu’il leur était interdit d’organiser une marche publique, ils avaient opté pour une réunion au quartier général d’un parti politique d’opposition. Des images des médias sociaux montrent des partisans de la coalition tenant des pancartes où on pouvait lire : « Non au troisième mandat à NZérékoré ».

Accusant le FNDC d’avoir ignoré leur interdiction de manifester publiquement, les autorités locales ont envoyé les forces de sécurité disperser le rassemblement. Plusieurs personnes ont témoigné que les forces de sécurité avaient tiré des grenades lacrymogènes dans la foule tandis que les manifestants avaient réagi en leur jetant des pierres.

Tout au long de la journée du 13 juin, des affrontements entre les forces de sécurité et les manifestants ont débouché sur des violences entre partisans de l’opposition et du gouvernement dans plusieurs quartiers de N’Zérékoré. Une personne a été tuée et une trentaine ont été blessées. Des boutiques et des maisons ont été pillées ou détruites parce qu’elles appartenaient à des membres de groupes ethniques considérés comme appartenant au camp opposé.

Les forces de sécurité ont arrêté au moins quarante personnes à N’Zérékoré suite à la dispersion du rassemblement du FNDC et aux violences qui se sont ensuivies dans la ville. Ils ont été détenus jusqu’au 20 juin, avant d’être jugés par un tribunal de première instance à N’Zérékoré. Parmi ces personnes détenues, 22 ont été reconnues coupables de diverses atteintes à l’ordre public et condamnées à des peines de prison de trois ou quatre mois avec sursis et à une amende de 500 000 GF (54 USD). Les autres ont été libérées sans inculpation.

Des affrontements entre les partisans de l’opposition et du gouvernement à Kankan le 30 avril ont également fait plusieurs blessés. Trois témoins du FNDC ont déclaré à Human Rights Watch que les partisans du gouvernement avaient attaqué un rassemblement de la coalition qui se tenait au quartier général d’un parti local suite à l’interdiction d’une marche publique par les autorités locales. Quant aux militants du parti au pouvoir, ils ont déclaré que c’étaient les partisans du FNDC qui avaient pris l’initiative de la violence. Le FNDC a indiqué qu’une personne blessée dans ces affrontements, Mory Kourouma, est décédée le 19 juin à la suite de ses blessures.

Recommandations au gouvernement guinéen

Afin de garantir le respect de la liberté de réunion, le gouvernement guinéen devrait :

  • Réaffirmer le droit fondamental de tous à se réunir librement en déclarant publiquement qu’il n’existe pas d’interdiction généralisée de toutes les manifestations et que les éventuelles interdictions, conformément à la loi guinéenne, feront l’objet d’une évaluation au cas par cas par les autorités locales.
  • Réunir un groupe de travail composé de représentants des partis politiques, de groupes non gouvernementaux et d’experts internationaux afin d’élaborer des critères d’évaluation, conformes au droit relatif aux droits humains, guidant les autorités locales pour déterminer si des restrictions sont nécessaires dans le cas de telle ou telle manifestation. Le gouvernement devrait publier ces critères et former les autorités locales à leur application. Le groupe de travail devrait se réunir tous les six mois pour contrôler si les critères sont effectivement appliqués.
  • Si les risques que présente une manifestation pour la sécurité sont plus élevés que d’ordinaire, organiser des rencontres entre les autorités locales, les organisateurs de la manifestation et les forces de sécurité pour mettre au point un plan de sécurité réalisable, y compris l’itinéraire parcouru. C’est uniquement dans le cas où aucun arrangement de sécurité ne peut être trouvé, et où le danger que des tiers subissent un grave préjudice est élevé, qu’une manifestation pourra être interdite.
  • En collaboration avec la justice, créer un processus accéléré pour entendre les requêtes faisant appel des interdictions de manifester, de façon à ce que la décision judiciaire survienne aussi près que possible de la date prévue pour la manifestation.
  • Veiller à ce que toute personne arrêtée lors d’une manifestation bénéficie d’une procédure régulière et soit rapidement entendue par un tribunal.
  • Rédiger des directives destinées aux procureurs, policiers et gendarmes, conformes au droit relatif aux droits humains, indiquant les cas où les personnes arrêtées lors des manifestations peuvent être inculpées de délits pénaux, et détaillant les types d’inculpations appropriées pour chaque circonstance.
  • Ne pas traiter automatiquement les organisateurs de manifestations comme pénalement responsables des violences et autres crimes qui peuvent être commis lors de ces manifestations, à moins qu’il n’existe des preuves indiquant clairement qu’ils en sont directement responsables.
  • Se garder de tout discours, sur Internet ou dans les médias, qui pourrait provoquer la violence lors des manifestations. Les partis politiques d’opposition et les autres groupes, dont le FNDC, devraient eux aussi s’abstenir de ce genre de discours.

Source : hrw