La justice a une « responsabilité dans la rupture de la cohésion sociale » en Guinée [Rapport CPRN ]


Extrait du rapport des consultations nationales en appui au processus de réconciliation nationale (juin 2016)


L’histoire socio-politique de la Guinée depuis son accession à l’indépendance en 1958 , a été marquée par de graves violations des droits de l’homme qui ont fortement porté atteinte à l’unité et à la cohésion nationales, conditions sine qua non pour la consolidation de la démocratie et de l’Etat de droit.

Face à cette situation, la Guinée, pour un traitement en profondeur de son passé, a décidé de mener une réflexion afin de connaître les causes profondes de ses crises devenues récurrentes et trouver les modalités idoines de réconciliation de ses fils et filles. Mais comment atteindre un tel objectif sans la participation des populations en général et des nombreuses victimes ? Tel est le cadre dans lequel se sont déroulées, après une phase préparatoire de trois ans, du 7 mars au 11 avril 2016, les consultations nationales objet du présent rapport. Ces consultations, tout en capitalisant sur les expériences antérieures déjà menées dans le domaine de la réconciliation nationale, mettent en relief les desiderata des populations sur le traitement d’un passé qui n’a malheureusement pas été que glorieux.

Reposant sur les mécanismes de la justice transitionnelle que sont les droits à la vérité, à la justice, à la réparation et aux garanties de non répétition, le recueil des avis des populations s’est effectué à travers des méthodes qualitatives et quantitatives avec un accent particulier sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

A cet effet, la population consultée a été définie suivant une approche composite de catégories de personnes et de groupes, permettant ainsi de disposer d’un échantillon représentatif de la population du pays. Concrètement, les opérations ont permis de réaliser 4898 enquêtes quantitatives (soit 109% des prévisions), 732 interviews individuelles (soit 102% des prévisions), 104 focus groups (soit 97% des prévisions) et 56 rencontres communautaires (soit 102% des prévisions). Il en résulte que le taux de réalisation des enquêtes sur l’ensemble du territoire national a été globalement satisfaisant.

Des réflexions menées, il ressort que les piliers de la justice transitionnelle doivent être au coeur de toute démarche de réconciliation nationale en Guinée. S’agissant du droit à la vérité, les consultations ont permis de relever qu’il est fondamental pour faire la lumière sur les violations des droits de l’homme du passé, et ce, de 1958 à 2015. A ce titre, les Guinéennes et les Guinéens sollicitent qu’une institution composée de 5 à 9 membres soit créée et dotée du mandat et des prérogatives nécessaires pour piloter le processus de réconciliation nationale.

Sur le droit à la justice, la grande majorité des personnes interviewées (75.9%) optent pour la poursuite judiciaire des auteurs présumés des actes de violations graves des droits de l’homme qui ont marqué l’histoire du pays.

En ce qui concerne le droit à la réparation, les indemnisations (62%), la restitution des biens confisqués (54.6%), les excuses publiques (47%), les hommages aux victimes (43.3%), la demande de pardon de la part des personnes impliquées (58.3%), la demande de pardon de la part de l’Etat (51.9%) ont été retenus par les personnes consultées comme modalités de réparation des préjudices subis. Les réformes institutionnelles quant à elles, représentent une des attentes majeures des personnes enquêtées et ce, dans de nombreux secteurs et prioritairement ceux du système judiciaire, de l’administration publique, des forces de défense et de sécurité.

Sur l’avenir, les personnes consultées sont confiantes par rapport au lendemain du pays, à condition que soient engagées de véritables réformes institutionnelles ainsi que des mesures idoines pour lutter contre les discriminations de toutes sortes en général et celles fondées sur l’ethnie en particulier.

Afin de faciliter l’opérationnalisation du processus de réconciliation nationale et pour répondre aux attentes des populations, et dans le respect scrupuleux des réalités de la Guinée, la mise en oeuvre du processus de réconciliation par l’Etat pourrait suivre des étapes clés telles que l’éducation citoyenne sur le processus de réconciliation nationale, le renforcement des capacités des acteurs, l’adoption d’une panoplie de mesures touchant la recherche de la vérité, des poursuites judiciaires, des réparations, la dynamisation des réformes institutionnelles en cours et la conduite de nouvelles réformes afin de recréer la confiance entre les citoyens et l’Etat

A terme, l’objectif ultime poursuivi est de transformer la République de Guinée, d’en faire un pays stable, démocratique et prospère fondé sur les valeurs de tolérance qui cimentent les relations de ses différentes composantes depuis des temps immémoriaux. Il s’agit là, d’un défi qui requiert un engagement de chaque guinéen et de chaque guinéenne en dépit de son appartenance politique, ethnique, philosophique ou religieuse, à faire de ce joyau, un havre de paix. La réussite d’un tel processus requiert l’appui et l’accompagnement de partenaires techniques et financiers, des organisations de la société civile, ainsi qu’un fort engagement de l’Etat à tous les niveaux.

Perception de la justice et propositions de changements

Des critères composites ont été pris en compte pour évaluer l’institution judiciaire, selon la manière dont la population la perçoit.

  • Sur la performance : 68,32% des personnes enquêtées pensent que la justice n’est pas performante. 19,63% pensent le contraire. Cette appréciation montre simplement que les justiciables enquêtés ne croient pas en l’efficacité de la justice.
  • Sur l’équité: 13,38% des enquêtés jugent la justice équitable, contre 76,59%. L’appréciation relativement sévère tend néanmoins à prouver un manque de confiance des citoyens dans cette institution. Ils estiment que l’égalité devant les cours et tribunaux n’est pas effective.
  • Sur l’exécution des décisions de justice : 66,52% des personnes trouvent qu’elle n’est pas rapide. Par contre, 17% trouvent que l’exécution des décisions est rapide, quand une frange similaire indique ne rien savoir de cet aspect du fonctionnement de la justice. Plus loin, 68,30% des personnes disent que les décisions de justice ne sont pas exécutées. Elles sont contredites par 16,39% d’enquêtés et le même taux de personnes déclarent tout ignorer de ce critère d’appréciation.
  • Sur le traitement des dossiers : 80,43% des enquêtés soutiennent qu’il est lent. 11,55% des personnes approchées ne savent rien de ce domaine. La lenteur dans le traitement des affaires est un critère d’appréciation de la performance. Il a un caractère général et ne peut valablement renseigner sur la qualité spécifique ou le niveau de défaillance indexé.
  • Sur l’indépendance de la justice : les opinions sont sans appel. 80,76% des hommes et des femmes interrogés soutiennent que « la justice est corrompue». 69,80% disent qu’elle est aux ordres des politiques.
  • Prise en charge des usagers : 63,58% des personnes estiment que la prise en charge (incluant l’accueil) des usagers est mal faite. Cet avis est significatif et caractérise un des critères importants de performance quant à l’accès des citoyens et citoyennes au service public de la justice. Mais la prise en charge peut recouvrir des aspects plus larges et cela nécessite d’être documenté au niveau des différentes juridictions pour cerner l’étendue de l’insatisfaction des usagers.
  • Organisation et fonctionnement : Les personnes consultées ont une opinion largement négative sur l’organisation et le fonctionnement des services de la justice, vus sous l’angle de la perception globale de ces domaines. 47,39% déplorent l’absentéisme du personnel de justice, alors que 36,21% des enquêtés disent ne rien savoir de cette question (une frange significative caractéristique de la familiarité des citoyens et citoyennes avec les services de la justice). 55,35% déplorent le « manque d’organisation des services) quand 32,66% disent n’en rien savoir. Ce critère mesure un des aspects importants du management des juridictions qui nécessite une série de dispositions pratiques se rapportant aussi bien aux qualifications des magistrats et personnel non judiciaire qu’aux procédures en vigueur.

Responsabilités de la justice dans les contentieux du passé

85,34% des personnes enquêtées affirment que la justice a une « responsabilité dans la rupture de la cohésion sociale » ; par contre 14,66% soutiennent le contraire. Ces points de vue sont étayés par des arguments dont la pertinence peut être appréciée à l’aune des crises que le pays a vécues.

Ceux qui indexent la justice mettent en évidence des comportements et attitudes tels que :

  • La libération des auteurs de violences par la justice
  • L’impunité dans plusieurs cas de violences graves,
  • Les juges ne disent pas le droit;
  • La justice ne défend pas les victimes;
  • La justice est faite en fonction des personnes jugées et non du droit;
  • Les juges sont corrompus/le personnel de justice prend de l’argent aux justiciables;
  • La justice est partiale, source de haine et de révolte;
  • La Justice à la solde du pouvoir politique;
  • La Justice au service des riches;
  • Le manque d’équité dans les décisions;
  • Des jugements faits pour la forme, les décisions ne sont pas exécutées;
  • La justice manque d’indépendance;
  • Le laxisme dans les jugements;
  • Les procédures trop longues créent la frustration chez les victimes;
  • La justice donne raison aux plus forts au détriment des victimes de violations;
  • La justice est devenue commerciale.

Les personnes qui ne croient pas en la responsabilité de la justice ne manquent pas d’arguments non plus. En général, elles soutiennent que :

  • La justice seule ne peut pas être responsable de la rupture de la cohésion sociale, c’est la mauvaise gouvernance économique, sociale et sécuritaire qui est en cause;
  • L’ignorance de la mission assignée à la justice par la population;
  • Des améliorations en cours grâce aux réformes;
  • Les tribunaux manquent de moyen pour travailler efficacement;
  • Les dirigeants exercent trop de pression sur les juges;
  • Les magistrats ont peur de dire le droit dans un pays où prévaut la violence perpétuellement;
  • Le pouvoir judiciaire n’est pas réellement séparé du pouvoir exécutif;
  • La justice fait ce qu’elle peut.

Les appréciations des citoyens et citoyennes sur la qualité et le fonctionnement de la justice, au-delà de tout jugement de valeur (et en tenant compte des approximations dues à la capacité d’analyse d’un grand nombre d’enquêtés sur ce domaine de gestion publique qui est d’une complexité certaine) donne une photographie sans équivoque de ce que les guinéens et guinéennes pensent du pouvoir judiciaire.

L’enquête a donné l’occasion aux populations d’apprécier d’autres éléments en lien avec l’institution judiciaire.

Propositions de réformes

Sept (07) propositions d’amélioration ont été proposées à l’appréciation des groupes et personnes enquêtés. Les avis sont édifiants :

Dans l’ordre décroissant, les propositions retenues sont :

  • Sanctionner les magistrats qui violent la loi,
  • Informer et sensibiliser les populations sur toutes les lois réprimant les crimes,
  • Séparer effectivement les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire,
  • Exécuter les décisions rendues dans le délai prévu par la loi,
  • Favoriser un meilleur accès des groupes vulnérables et défavorisés à la justice,
  • Améliorer la prise en charge des personnes qui ont recours à la justice,
  • Renforcer le régime pénitentiaire en vue de l’adapter aux normes internationales.

L’enjeu consisterait pour les pouvoirs publics guinéens à apprécier l’adéquation de ces centres d’intérêt avec les efforts actuels de réformes du système juridique et judiciaire du pays et en assurer leur connaissance et leur jouissance à toutes les populations.


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